Qui a peur des « communautés » ?

Par Grazia Borrini-Feyerabend (gbf[at]cenesta.org)

Les contributions de Karsenty et Le Meur que j’ai eu le plaisir de lire en introduction à ce débat ont plusieurs mérites importants. Karsenty réussit de façon élégante à situer la discussion sur le concept de communauté dans l’optique de « l’intérêt général » relevant du long terme, en opposition aux intérêts particuliers des individus. Selon lui, les communautés sont porteuses de préférences collectives – moins insaisissables que « l’intérêt général », mais encore discutables en termes de légitimité par rapport à la gouvernance environnementale locale.

Le Meur introduit la problématique de la communauté en tant qu’unité socio spatiale – un ordre social dans un espace délimité. Au vu des multiples relations, des échanges et des phénomènes migratoires qui sont partie intégrante des sociétés humaines du passé et d’aujourd’hui, la restriction spatiale semble à Le Meur une source d’incohérence pour tout concept de communauté. Pourtant, cette fusion de l’ordre spatial et de l’ordre social est au cœur des politiques qui imposent « le terroir » en tant qu’unité d’exploitation des ressources naturelles associée à une communauté. Cette fusion introduit donc un élément de doute dans le concept de gouvernance environnementale communautaire.

Karsenty et Le Meur insistent sur le fait que les communautés sont des sujets pluriels, produits des complexités de l’histoire dans des contextes différents. Les deux semblent perdre le sens même du concept quand ils rencontrent sur le terrain des membres de ces supposées « communautés » – des hommes et des femmes qui n’excluent ni des logiques individualistes ni des liens stratégiques avec les institutions modernes de l’Etat, les bailleurs, etc.

Est-ce que ces arguments ouvrent des sujets passionnants de débat ? Oui. Est-ce que ces arguments sont convaincants au point d’invalider le concept même de communauté ou de nous faire changer d’avis à propos des mérites de la gouvernance environnementale communautaire ? Je crois que non. Nous pouvons comprendre les communautés en tant que sujets complexes, dynamiques, pluriels et bien évidemment souvent contradictoires, ni plus ni moins que les individus et les Etats, mais pourtant sujets sensibles à tous les effets de la construction sociale et de la gouvernance environnementale.

Les communautés sont des sujets politiques et culturels, dont les caractères politiques sont sous-tendus par la culture, et dont les caractères culturels sont liés aux opportunités de l’exercice du pouvoir, aux espaces de gouvernance – en particulier de gouvernance des ressources naturelles – qui leur sont accessibles. Comme Karsenty et Le Meur l’ont suggéré, le discours sur la communauté est un processus d’imagination et de visualisation qui façonne les acteurs du processus social. Eh bien, qu’il le soit !

Pour rester sur le terrain de l’Afrique de la colonisation francophone qui constitue l’essentiel des références de mes collègues de conversation, j’aimerais rappeler ici très brièvement quelques éléments d’un « système de gestion des ressources naturelles » que certains appellent « communautaire ». Le récit vient d’une interview que j’ai effectuée il y a environ un an avec un professionnel sénégalais de la conservation (employé de l’Etat, et de tendance plutôt « militaire ») à propos du système traditionnel de gestion des ressources naturelles de sa communauté natale, en Casamance.

Son environnement était, m’a-t-il dit, richissime. Des bras de mer poissonneux bordés de mangroves s’entrelaçaient avec une couverture végétale terrestre abondante, habitat d’espèces variées. Les animaux domestiques et sauvages y cohabitaient, et la communauté était dotée de la multiplicité des « préférences collectives » si bien évoquée par Karsenty. Une subdivision sociale de type clanique structurait en effet aussi bien l’espace que les relations sociales et les règles de gestion des ressources naturelles. Chaque bras de mer « appartenait » à un chef de clan, qui lui donnait son propre nom. De façon similaire, c’était aussi le cas pour les zones de forêt sur la terre ferme, liées à un clan ou à un autre. Il y avait un chef de terres qui réglait l’utilisation des espaces exploités pour l’agriculture, et un chef de brousse (parfois le même et parfois différent du chef de terres) qui réglait l’accès à certaines ressources, telles que les fruits des arbres en forêt. L’appartenance clanique générait à la fois un droit et une responsabilité. Chaque bras de mer était surveillé par les jeunes du clan de son « propriétaire », qui bien évidemment empêchaient tout type d’utilisation non autorisée. Tous les quelques mois, le chef du clan du bras de mer X demandait à ses jeunes de le barrer, et d’inviter à la pêche tous les gens du village. L’occasion était festive et le pouvoir du clan se mesurait à l’abondance de la ressource à partager, en soi gage de la capacité de ce clan à conserver et à faire fructifier cette ressource. A leur tour les autres clans faisaient de même, offrant aux autres ce qu’ils avaient de mieux, faisant ainsi la démonstration de leur pouvoir/ prestige, de leur générosité, et même de ce qu’on appellerait aujourd’hui de leur « capacité de gestion ».

Les ressources naturelles en forêt étaient régies de façon similaire, avec interdiction stricte pendant une certaine période, suivie d’utilisation collective, souvent liée à des cérémonies culturellement significatives. Ainsi, les chefs de brousse empêchaient la cueillette de certains fruits jusqu’au stade de pleine maturité. Une partie des fruits avait alors déjà été mangée par les animaux et une autre partie était tombée à terre (ce qui pourrait bien nous apparaître comme du gaspillage…). Le jour de l’ouverture de la cueillette était encore une fois un jour de fête, où tout le monde pouvait se servir à volonté (avec limitation évidente de la possibilité que quelqu’un cueille beaucoup plus que les autres). Il y avait aussi des parties de la forêt où il était strictement interdit de cueillir ou de consommer quoi que ce soit, et même d’entrer en dehors des occasions d’initiation. C’étaient les bois sacrés, qui liaient de façon forte la communauté à l’espace local, par des rituels et/ou des mémoires historiques collectives. Bien évidemment un système assez complexe de relations culturelles/ religieuses liait aussi la communauté à la biodiversité locale, avec certains clans liés à certaines espèces, des groupes d’expertise reconnus (par exemple pour les plantes médicinales), des règles générales, des interdictions croisées, etc.

Que se passe-t-il aujourd’hui ? Eh bien, au nom de l’«intérêt général », du développement et du progrès, on a privé la communauté locale de tout type de pouvoir sur les bras de mer. Les pêcheurs du nord du pays, avec leurs pirogues à moteurs et leurs filets moustiquaires, ont les autorisations nécessaires pour pêcher tout au long de la côte, et personne ne peut faire valoir des droits coutumiers et des règles locales. Quelques chefs de clans ont en effet essayé de faire respecter leurs règles, et mon informateur savait que l’un d’entre eux en particulier, un sage fort respecté dans sa communauté, avait passé du temps en prison à cause de cela. En ce qui concerne les fruits en forêt, les chefs de brousse n’ont plus leur pouvoir non plus. Plusieurs personnes vont les cueillir pour le marché bien avant le temps de maturation. En conséquence, les animaux sauvages (le peu qui reste et qui n’a pas été braconné) sont privés de cette source de nourriture. De même que de nombreux villageois, en effet. La régénération des espèces elle-même en souffre (peut-être les fruits murs tombés à terre n’étaient-ils pas seulement du gaspillage ?). Bien évidemment, le bois dur de la forêt a été rapidement convoité, et les concessionnaires potentiels se sont occupés à nouer de bonnes relations à plusieurs niveaux avec les autorités, du gouvernement national aux communes… sans trop de place pour des consultations locales, ce qui, selon Karsenty, était politiquement incorrect mais s’est quand même passé. Les exploitations forestières ne se sont pas fait attendre non plus.

Je laisse là ce récit du changement – qui rappellera à certains lecteurs ce qui est en train de se produire un peu partout dans le monde au nom du développement et du progrès – pour faire quelques considérations d’ordre général.

A travers les siècles, les principaux décideurs à propos des ressources naturelles furent les communautés locales – cueilleurs et chasseurs, pêcheurs et agriculteurs, éleveurs, utilisateurs de ressources des forêts, des oasis et des sources d’eau, constructeurs de terrasses et de canaux d’irrigation…. La plus grande partie des communautés humaines se sont créées en tant qu’unités sociales autour de certaines «unités de ressources naturelles», telles que l’eau d’un bassin versant, les coquillages d’une baie marine ou un troupeau d’herbivores sur un territoire de migration. La biodiversité et la diversité culturelle ont évolué ensemble dans des milliers de contextes différents, et la « gouvernance communautaire » dans l’histoire de ces relations – malheureusement très peu documentée et mal connue – a développé une grande variété de règles concernant l’accès et l’utilisation des ressources naturelles. On retrouve partout dans le monde des espaces sacrés et réservés, des interdictions et des limitations temporaires ou pérennes d’usage de certaines espèces, des obligations sociales par rapport à l’extraction des ressources, gérés par des règles communautaires. Ces règles ont rendu explicites les liens entre les ressources et la vie de la communauté, probablement en relation avec l’expérience directe (ou une connaissance indirecte) des périodes de manque de ressources. Il est probable aussi que ces règles aient eu plusieurs types d’origine, des superstitions magico-religieuses au désir de sécuriser des privilèges sociaux, par exemple au bénéfice des autorités traditionnelles. Ce que nous pouvons voir dans les systèmes traditionnels existant aujourd’hui est que la gouvernance communautaire s’appuie souvent sur des formes d’utilisation durable des ressources naturelles. Et que ces systèmes dépendent des obligations mutuelles à l’intérieur des communautés et parmi les communautés, des obligations qui sont pour la plupart volontaires (culturelles, intériorisées, souvent même identitaires), même si des sanctions locales sont possibles en cas d’infraction.

Pendant des milliers d’années les communautés humaines ont donc pris des décisions motivées par une grande variété de raisons à propos des ressources naturelles (p.ex. survie, sécurité, valeurs culturelles et religieuses, bénéfices économiques). S’il est clair que leur histoire et leur culture se sont construites dans l’entrelacs avec ce processus, il est peut-être moins clair qu’elles ont aussi contribué à conserver et même à enrichir la biodiversité. Pourtant les richesses de l’agro biodiversité, le maintien d’habitats et la création de nouveaux habitats en témoignent. Par exemple, l’habitat européen le plus riche en densité d’espèces – la prairie alpine – est entièrement dépendant de l’action des communautés humaines qui l’ont créé pour y faire paître leur bétail. Même dans l’environnement marin, considéré parfois comme une “situation minière” où les humains n’ont fait que piller les ressources, on trouve des croyances et des pratiques de conservation d’une énorme importance.

Mais – vous êtes-vous peut-être déjà demandé –, si les communautés locales1 ont joué un rôle si important pour la gouvernance de la biodiversité dans le passé, pourquoi n’est-ce pas le cas aujourd’hui? Pourquoi ne voit-on aujourd’hui que des communautés rurales « pauvres », contradictoires et dans le meilleur des cas « porteuses de préférences collectives » ? Pourquoi les voit-on avoir besoin de l’assistance et de l’aide internationales pour survivre et d’une vision scientifique de bonne gestion de l’environnement pour ne pas détruire la branche de l’arbre sur laquelle elles se sont posées ?

Un changement global d’énorme envergure s’est produit au cours des siècles derniers. En quelques mots, les propriétaires privés, les Etats, et aujourd’hui les entreprises ont émergé en tant que nouveaux acteurs dans la gouvernance des ressources naturelles. Ils ont remplacé les communautés, parfois par la persuasion et beaucoup plus souvent par la force. Nous n’avons évidemment pas le temps de discuter ici ce phénomène historique qui va de l’« enclosure of the commons » à la révolution agricole, du développement latifondiaire à l’émergence des pouvoirs financiers et de la bourse, de la création des Etats nationaux à leur prise de pouvoir sur les « domaines » des ressources naturelles, de la révolution industrielle à l’urbanisation, du colonialisme au complexe politico militaro-industriel d’aujourd’hui… Il suffit de noter que, très lentement d’abord et avec une accélération évidente au cours des deux derniers siècles, les communautés ont été dé-responsabilisées de leurs rôles de décideurs à propos des ressources naturelles au bénéfice des « experts » étatiques et privés. Ainsi elles ont même souvent perdu tout intérêt pour cette gouvernance, et la capacité de l’assumer. Leurs systèmes traditionnels de gestion des ressources naturelles – spécifiques à chaque contexte, profondément mêlés aux particularités culturelles et au sens de l’identité locale – sont en effet en retrait vis-à-vis du système agro-industriel de marché, en expansion partout dans le monde.

Le tableau suivant lance quelques pistes de réflexion pour la compréhension d’un phénomène de changement qui a un nombre énorme de dimensions et qui, je l’espère, ne va pas être pris dans un sens univoque ou déterministe.

Systèmes traditionnels de gestion des ressources naturelles Système global, agro-industriel de marché
Accès et usage basés sur la propriété commune, réglés par les lois coutumières Accès et usage basés sur la propriété privée ou étatique, réglés par des lois écrites Appuyés par l’organisation sociale des communautés et par des formes de réciprocité avec d’autres communautés
Promu par l’Etat et les entreprises et appuyé par le pouvoir militaire Locaux, relativement à petite échelle, avec plusieurs caractéristiques liées au contexte Supranational/ international/ global, à grande échelle, similaire partout dans le monde
Focalisés sur la satisfaction des besoins des communautés Focalisé sur la génération de richesse privée ou étatique
Pour la plus grande partie, orientés vers la subsistance Toujours orienté vers le marché
Utilisent des technologies traditionnelles, testées au niveau local, dans le contexte d’application & dans la longue période Utilise des technologies novatrices, souvent testées récemment, hors du contexte d’utilisation et dans des conditions sociales différentes
Basés sur le contrôle de la terre, des ressources biologiques et de l’eau. Basé sur le contrôle des sources d’énergie (pétrole, gaz), des ressources minières et de l’eau.
Demandent des intrants “soft” et des investissements de capital limités, y compris pour le transport Demande des intrants sophistiqués et des investissements de capital importants, y compris pour le transport
Les décideurs sont des organisations sociales complexes, qui agissent dans la sphère locale, en interaction continue avec la société, Les décideurs sont des individus liés économiquement, staff des entreprises ou décideurs étatiques; ils sont dispersés et agissent dans la sphère globale.
Politiquement et économiquement faibles à grande échelle Politiquement et économiquement fort à grande échelle
Plutôt implicites, ils agissent sur la base du feedback d’autres éléments culturels Plutôt explicite, basé sur des stratégies intentionnelles
Basés sur les connaissances et les savoir faire locaux, la reconnaissance de manques de certitude par rapport à plusieurs questions, l’aversion aux risques, l’expérimentation et l’adaptation Basé sur la science “objective”, tendant à réduire toute décision locale ou subjective et tout manque de certitude
Visent des modes de vie durable sur la longue période, définis dans un sens général Vise à des résultats à court terme, qu’on peut mesurer de façon précise
Importantes valeurs religieuses et symboliques attachées à la nature Peu de valeurs religieuses et symboliques attachées à la nature
Intégration entre exploitation et conservation (“conservation-by-use”) Séparation entre exploitation et conservation
Conservation identifiée avec la production et l’utilisation durable pour soutenir les modes de vie des communautés Conservation identifiée avec la préservation de la biodiversité et maintien des écosystèmes à des fins esthétiques, récréatifs, scientifiques et économiques

Ce changement crucial à propos de la gouvernance des ressources naturelles va bien évidemment de pair avec d’autres changements titanesques, du développement économique à la dynamique démographique, des grandes innovations culturelles (communication, droits humains) à l’accroissement de la disparité entre riches et pauvres et à l’agglomération des pouvoirs économiques, politiques et militaires… Ce mélange complexe de dynamiques socioculturelles, dont chacun peut tirer quelque chose de bien ou s’y perdre, est aussi accompagné par la montée des problèmes environnementaux. La perte de diversité biologique, l’érosion des ressources hydriques, la déforestation, la perte de productivité des sols et de la pêche, les désastres dûs aux glissements de terrain s’additionnent au changement climatique – la forme la plus évidente de la puissance humaine, la mise en marche de l’anthropocène.2 Il est peut-être moins souvent remarqué qu’on est aussi en passe de perdre les savoirs locaux, la sagesse des communautés par rapport à leur environnement, les différences culturelles associées aux relations avec l’environnement, la capacité des communautés de décider et d’agir ensemble suivant ces décisions… Pas de surprise, donc, si Karsenty et Le Meur trouvent dans plusieurs communautés d’aujourd’hui des situations incohérentes, des logiques individualistes et même, dirais-je, des comportements suicidaires par rapport aux ressources naturelles de leur propre environnement…

« Tout est perdu », donc ? La gouvernance communautaire est-elle une affaire du passé ? Beaucoup de communautés du monde n’ont pas encore jeté l’éponge. Si l’on cherche, on trouve encore presque partout une riche interface entre les systèmes de gestion traditionnels et locaux – fondés sur les communautés qui vivent avec les ressources naturelles, sur leurs modes de vie, leurs valeurs et leurs connaissances développées à travers les siècles – et le système de gestion dit « moderne », sans lien avec les localités particulières, basé sur des connaissances scientifiques, la propriété des ressources et la possibilité d’en extraire des bénéfices économiques.

C’est dans cette interface et dans le contexte de ces jeux de pouvoir que je propose de comprendre les « communautés » en tant que sujets politiques et culturels. Au sein des discours et des pratiques dominants, orientés presque totalement par et vers les intérêts privés ou étatiques (à leur tour souvent dominés par les intérêts privés), les « communautés » sont souvent le seul contrepoids à des formes de gouvernance bureaucratique, technocratique et/ou marchande. Par exemple, dans le cas de la Casamance évoqué ci-dessus, soutenir la « gouvernance communautaire » signifierait soutenir une réappropriation locale des règles de gestion des ressources naturelles.3 S’il est vrai que certaines conditions en marge ont changé, soutenir les rôles, les capacités et les droits des « communautés locales » pourrait apporter quelque espoir dans une situation de déséquilibre presque critique.4

En tant que sujets politiques, les communautés ont sans doute d’énormes problèmes. Il suffit de regarder dans l’histoire récente du continent européen pour comprendre comment le « retour aux communautés » du début du siècle dernier a pu nourrir des phénomènes totalitaires.5 Il suffit aussi de voir comment les cultures locales peuvent être oppressives et injustes, par exemple par rapport à la position sociale des femmes. Et pourtant il me semble presque évident qu’il est difficile de travailler pour le futur sans nourrir la dimension communautaire… Jusqu’à présent, plus de la moitié des habitants de la planète vit encore dans des communautés physiques – des agglomérations humaines relativement limitées et dispersées et en relation directe avec les ressources naturelles. Une autre partie des habitants de la planète – comprenant probablement la majorité de ceux qui sont en train de lire cette note – est liée à des communautés virtuelles qui partagent des environnements discursifs et de pouvoir, eux aussi fortement liés aux ressources naturelles, mais de façon indirecte.

En sachant qu’il est possible de trouver d’excellentes justifications à tout, que les tendances hégémoniques du consumérisme et de l’individualisme gargouillent à chaque coin, et que les approches de gouvernance communautaire de la banque mondiale ou d’autres ONGs bien intentionnées sont trop souvent des caricatures, capables de détruire de délicats équilibres locaux mieux que les éléphants proverbiaux dans une boutique Lalique, j’adhère – personnellement et professionnellement – à une vision communautaire et partagée de la gouvernance des ressources naturelles. Il s’agit d’une affirmation politique, basée sur des valeurs, une lecture de l’histoire, et des expériences de terrain.

Ce qu’on vient de faire en l’espace de quelques décennies au nom du développement et du progrès (et parfois même au nom du développement communautaire !) est souvent du « communicide », à savoir la négation des valeurs, des savoirs, des langues, des institutions et des règles locales au nom de profits, de valeurs et de standards venus d’ailleurs.6 Inutile, je crois, de citer des exemples pour convaincre que cette affirmation est fondée sur la réalité. Les anthropologues, les politologues et les observateurs du développement le font depuis des décennies. J’ai quand même envie de rappeler un cas, qui ne semble poser de problème à quiconque. Je me réfère aux programmes de micro crédit style Grameen Bank, devenus récemment plus fameux encore grâce au prix Nobel de la Paix accordé à Mr. Yunus, un de leurs grands avocats.7 Dans ce programme, un groupe de femmes se porte garant du remboursement de prêts accordés à chacune d’entre elles selon un système de rotation. Ce n’est que lorsque l’une des femmes a remboursé son prêt que les autres peuvent emprunter à leur tour (notons que les taux élevés des prêts accordés seraient considérés comme usuraires dans nos pays… les gratte-ciels de la Grameen Bank à Dakha témoignent de la générosité des investissements). Malheureusement ces programmes semblent se substituer à la solidarité villageoise traditionnelle, en particulier entre femmes pauvres, en imposant une pression terrible sur chacune pour l’obliger à rembourser ses dettes et ouvrir ainsi aux autres l’accès au crédit. Ceci peut être acceptable dans certaines situations, mais que se passe-t-il quand une femme est touchée par le mauvais sort, que ce soit à cause d’une maladie ou d’un vol, ce qui est fréquent parmi les pauvres ? Le micro crédit peut apporter un peu de liquidités mais il peut aussi dérober aux femmes un bien beacoup plus précieux – le sens de la communauté et de la solidarité avec les autres. Ces cas de mauvaise fortune peuvent en effet conduire des familles à la misère totale. Il y a des alternatives, bien évidemment, et on peut travailler avec le crédit tout en maintenant la solidarité communautaire ; mais pour cela il faut soutenir les communautés et non pas les nier et les atomiser comme le font la plupart des agences de développement, y compris celles qui sont politiquement correctes…

Où se trouvent les alternatives communautaires et quelles leçons pouvons-nous tirer de leur expérience ? J’ai examiné ailleurs cette question,8 et je terminerai donc ici en rappelant qu’avoir confiance et espoir dans les communautés n’empêche pas les individus qui en font partie, ni les Etats, de bien jouer une multiplicité d’autres rôles. Comme Waltzer l’a illustré de façon brillante,9 la « multiculturalité » des sujets sociaux est un phénomène normal et crucial pour la démocratie. Chacun d’entre nous peut vouloir parler à un moment en tant qu’homme (ou femme), à un autre en tant que Français (ou Péruvien), à un autre en tant que Musulman (ou Animiste), à un autre en tant que végétarien ou libéral ou mélomane. Ce qui est important est que chacun d’entre nous puisse le faire en tant que membre d’une communauté et pas seulement en tant qu’atome individuel pris dans l’illusion de sa propre liberté et indépendance. Ce qui devient vital est qu’on puisse le faire en tant que membres de communautés organisées pour la gouvernance des ressources naturelles, quand c’est de ces ressources que proviennent le sens de notre identité et la base matérielle de notre vie.