Extraits de la "Lettre à Gaza" de Mazin Qumsiyeh, 23.10.23

Extraits de la « Lettre à Gaza » de Mazin Qumsiyeh, 23.10.23

Chers compatriotes palestiniens,

[…] Nous ne pouvons pas imaginer la terreur à laquelle sont confrontés les 2,4 millions d’entre vous. […] Nous avons tous honte et nous avons l’impression de vous avoir laissé tomber. Nous avons travaillé dur pour que la communauté internationale nous écoute. Certains d’entre nous le font depuis des décennies (nous avons même essayé de briser votre siège avec des navires de solidarité qui ont été attaqués), mais nous devons être honnêtes avec nous-mêmes […] NOUS AVONS TOUS ÉCHOUÉ. Nous avons échoué même après avoir vu trois autres guerres menées contre vous, les habitants de Gaza, toutes plus horribles les unes que les autres. Nous avons échoué en voyant votre économie détruite par 17 années d’un siège cruel, qui s’est transformé en blocus pour la soif et la famine. Nous avons échoué lorsque nous n’avons pas agi avec suffisamment de fermeté contre le gouvernement fasciste d’Israël au moment où il a été élu. La collusion de tant de personnes qui ont serré la main et normalisé vos bourreaux les hantera à jamais. Les gouvernements occidentaux qui ont été complices de votre mise à mort se sont délégitimés eux-mêmes.[…] L’histoire de l’humanité nous donne de nombreux exemples d’holocaustes : Aborigènes d’Australie, Amérindiens, Congolais (par la Belgique), Arméniens, Juifs, Roms, Rwanda, et bien d’autres. Bien que chaque situation soit différente, la vôtre est la première à être aussi bien documentée par des vidéos et des choses dont certains d’entre nous n’avaient jamais entendu parler il y a quelques années (Instagram, Telegram, Tik-Toks). Certains d’entre nous ont continué à espérer qu’au 21e siècle, le lobby sioniste au sein des gouvernements occidentaux pourrait être remis en question à temps pour éviter cette situation. Nous nous sommes laissé bercer par l’idée que la majorité des habitants de ces pays sont des gens honnêtes qui n’approuvent pas la colonisation et l’occupation brutale. Dans nos cauchemars les plus fous, nous n’imaginions pas un tel contrôle des médias grand public et des gouvernements occidentaux (un monde orwellien). […]

J’aimerais pouvoir vous assurer que nous vaincrons et que nous mettrons fin à cette nouvelle folie avant que vous ne soyez martyrisés ou blessés comme votre famille et vos amis. Nous sommes nombreux à nous demander si notre foi en l’humanité n’est pas mal placée. Certains se demandent si la résistance armée est la seule voie possible. De nombreux amis de Gaza me disent qu’au moins la résistance nous a défendus quand personne d’autre ne le faisait ou que « nous préférons une mort rapide à une mort lente ». Certains d’entre vous nous posent également des questions auxquelles nous n’avons pas de réponse. Pourquoi cela arrive-t-il à nos enfants et que pouvons-nous faire pour protéger nos familles (sans parler de les nourrir) ? Quand cette vie infernale prendra-t-elle fin ? […]. Certains d’entre vous se soumettent à la volonté de Dieu et trouvent du réconfort dans leur foi. J’aimerais parfois avoir une fraction de votre foi.

Nous savons que de nombreuses familles ont été complètement anéanties. Nous savons également que CHAQUE famille restante à Gaza a eu ses martyrs (575 massacres impliquant des familles). Il y a également des milliers de blessés et de mutilés (dont près de la moitié sont des enfants). Nous savons à quel point vous, les survivants, êtes traumatisés (et avez faim et soif). Pourtant, le savoir nous semble si petit et si impertinent. Nous ne pouvons évidemment pas imaginer ce que vous ressentez alors que vous essayez désespérément de vivre dans cet enfer créé par l’homme ! Ce n’est peut-être pas une bonne analogie. L’enfer est considéré comme un endroit où les mauvaises personnes finissent. Votre seul tort est d’être né sur cette « Terre sainte », d’avoir fait l’objet d’un nettoyage ethnique de vos communautés et d’avoir été entassé dans une réserve, un ghetto ou un camp de concentration appelé « bande de Gaza » parce que des idiots ont cru bon de transformer une société prospère, multiethnique, multiculturelle, multireligieuse et multilingue en un « État juif » monolithique (une terre pour les Juifs et par les Juifs).  […]

Vos enfants écrivent leur nom sur leur bras afin de pouvoir être identifiés après avoir été tués.  Comment nos esprits peuvent-ils comprendre cela et encore moins être capables de dire quelque chose à ce sujet. Nous voyons vos histoires sur les médias sociaux, en vidéo. Aurons-nous à l’avenir des musées qui vous commémoreront, vous et vos souffrances ? Quelqu’un a-t-il déjà compilé vos noms et les registres de vos vies et de vos morts à Gaza ? Nous aurons besoin de ces documents pour que, si l’humanité se remet (un grand SI) de ce génocide, nous ayons les documents (histoires individuelles, âge, circonstances de chaque massacre, rêves et aspirations de ceux qui ont été assassinés). Indépendamment de ce qui se passera à partir de maintenant, un tel enregistrement serait essentiel pour immortaliser tous ceux qui ont péri dans ce dernier épisode de l’histoire de l’humanité que sont les holocaustes et les génocides. Mais beaucoup d’entre nous s’engourdissent en voyant ces vidéos…[…]

Nous savons que nous avons échoué, nous savons que vous ne voyez que la poussière, l’obscurité et l’odeur de la mort (1500 personnes encore sous les décombres). Nous avons pensé que nous pouvions vous aider et nous avons essayé. Pourtant, votre héroïsme et votre dignité, alors que vous mourez par centaines chaque jour et que les vivants risquent leur vie et extraient à mains nues les morts et les vivants. Je n’oublierai jamais l’infirmier produisant la plus envoûtante des berceuses pour une jeune fille qui avait perdu toute sa famille. Vous nous enseignez l’humanité que tant de millions de personnes ont oubliée.  S’il vous plaît, enseignez davantage aux morts vivants.  J’échangerais volontiers ce qui me reste de vie pour permettre à un seul enfant de Gaza de vivre décemment. Continuez à nous enseigner la vie et la mort. Allez-vous nous enseigner la mort imminente du « droit international », la mort de la décence dans de nombreux cas, ou la mort de l’humanité ? Mais peut-être pouvez-vous aussi nous enseigner la vie, comment on renaît toujours miraculeusement de ses cendres, comment on transcende cette horreur. Après tout, vous et moi sommes les descendants des Cananéens qui ont donné au monde l’alphabet et l’agriculture, qui ont combattu et triomphé de nombreux envahisseurs (Perses, Croisés, etc.) et maintenant vous allez triompher de ces nouveaux envahisseurs.

Hier, j’ai écrit que je suis en partie optimiste, mais que je suis peut-être d’accord avec Gramsci, qui a dit : « Vous devez comprendre que je suis loin de me sentir battu… il me semble qu’un homme devrait être profondément convaincu que la source de sa propre force morale est en lui-même – son énergie et sa volonté mêmes, la cohérence de fer des fins et des moyens – qu’il ne tombe jamais dans ces humeurs vulgaires et banales, le pessimisme et l’optimisme. Mon propre état d’esprit synthétise ces deux sentiments et les transcende : mon esprit est pessimiste, mais ma volonté est optimiste. Quelle que soit la situation, j’imagine le pire qui puisse arriver afin de mobiliser toutes mes réserves et ma volonté pour surmonter tous les obstacles ». Mais Gramsci ne peut certainement pas et je ne peux même pas commencer à comprendre ce qu’une victime déshumanisée ressent face à une machine de guerre extrêmement puissante qui broie les maisons et la chair, motivée par l’ego et l’avidité. Ceux qui y ont fait face dans le passé nous ont laissé des leçons que, je l’espère, nous pourrons apprendre. Toutes nos paroles et tous nos actes sont bien peu de choses comparés au volume que représente le corps silencieux et sans vie d’un enfant. Lorsque mon tour viendra, et il viendra pour les trois millions de personnes vivant en Cisjordanie, j’aurai au moins dit ce que j’avais à dire à la population de Gaza : s’il vous plaît, donnez-nous de votre sagesse et de votre courage en ces jours sombres, pardonnez-nous comme nous vous avons laissé tomber, que nous puissions aussi nous pardonner à nous-mêmes, et que Dieu ait pitié de toutes nos âmes.

Le Prof Mazin Qumsiyeh – lauréat du prix Paul K. Feyerabend 2020 – partage régulièrement une mine d’informations sur des sujets peu couverts par les médias habituels.  Sa liste est vivement recommandée et vous pouvez vous y abonner gratuitement ici : http://lists.qumsiyeh.org/listinfo/humanrights